Les clients au pub n'étaient pas nombreux en ce moment de la journée – aux alentours de 15h –, et Haewon s'ennuyait presque au comptoir. En trente minutes, il devait y en avoir trois ou quatre tout au plus. Il s'ennuyait, et attendait la tombée de la nuit avec impatience ; c'était là que les gens commençaient à affluer, et qu'il avait de quoi occuper ses mains.
Il posa ses coudes sur le comptoir et parcourut la salle du regard. Il y avait une dizaine d'hommes installés à des tables, et deux de l'autre côté du comptoir. Peu de femmes "normales" fréquentaient ce genre d'endroit.

Le jeune humain qui travaillait là à mi-temps arriva peu après que le nombre de clients se soit mis à augmenter petit à petit ; c'était l'heure moyenne de débauche, certains aimaient passer boire un coup pour décompresser avant de rentrer chez eux. Ils se saluèrent brièvement et l'autre le rejoignit après s'être changé.
Haewon appréciait l'ambiance plus ou moins conviviale qui trônait dans le pub. Il n'y avait (presque) jamais de conflits et les gens papotaient sans causer trop de problèmes. Certains se racontaient leurs heureuses – ou pas tant que ça – histoires d'amour, d'autres se plaignaient de leurs épuisantes journées de travail. Parfois, le robot surprenait des conversations "intéressantes" qu'il transmettait au groupe de rebels qu'il lui arrivait de fréquenter.

Du coin de l’œil il aperçut une silhouette familière se diriger vers le comptoir avant de s'y asseoir en poussant un soupir à fendre l'âme. Haewon prépara le verre de whisky que l'homme commanda et se planta devant ce dernier, laissant son collègue s'occuper des autres clients. « Inho. »
Déposant la boisson devant le concerné, il observa sa dégaine d'un air dubitatif. « Tu t'es fait piller en chemin et n'as pas eu d'autre choix que de piquer ses chiffons à un sdf ? » Il ricana à sa propre remarque avant d'ajouter : « Ils t'ont laissé un peu de monnaie au moins ? Non, parce que j'ai pas envie de payer pour ta boisson à ta place, hein. Surtout si t'en reprends. Et j'ai justement l'impression que c'est ce qui va arriver. »

« La mission a mal tourné, j'ai merdé sur ce coup là mais même habillé comme un clodo, je pue la classe et je t'interdis de dire le contraire. »

Haewon haussa les épaules et afficha un sourire en coin avant de répliquer « Tu peux dire ce que tu veux, t'as quand même l'air d'un sans abri. Classe dans le genre, mais un sans abri tout de même. » Pourtant, il fallait avouer que physiquement parlant, Inho n'était pas en reste et dégageait un charme certain, et cela peu importe la tenue qu'il portait.
Il suivit du regard la main du soldat qui quitta le verre pour aller retirer un billet de sa poche avant de le placer sur le comptoir. « T'as sûrement des fringues de rechange dans le vestiaire. Accompagne-moi là bas et donnes en moi si tu ne veux pas que je fasse un scandale. »
Haewon le fixa quelques instants, un léger doute s'insinuant dans son esprit à la vue du sourire et du regard insistant de son vis-à-vis. Néanmoins il ne releva pas, et encaissa le billet. « Je te rends pas la monnaie, ça te fera de l'avance pour la prochaine fois, » lança-t-il à l'adresse d'Inho, jetant un rapide coup d’œil à l'autre barman qui semblait s'en sortir à merveille tout seul. Il pouvait donc quitter son poste la conscience tranquille. Il sortit de derrière le comptoir et partit en direction du vestiaire, faisant signe à l'autre de le suivre.

Le DNR ronchonna en fouillant dans sa poche à la recherche de la clé de son casier, avant de lutter quelques secondes pour insérer le bout de métal dans le cadenas. Le pub dans lequel il travaillait n'était pas aussi bien équipé que d'autres, et leur vestiaire, entre autres, n'était pas très sophistiqué. Le proprio avait dit vouloir garder le souvenir du temps où tout ne tournait pas autour de l'électronique. Étrange, venant de quelqu'un qui avait bien voulu embaucher un robot. « Saleté de vieillerie, » grommela-t-il. Il fourra la clé là d'où il l'avait sortie et, s'emparant d'un ensemble similaire à celui – en moins bon état – d'Inho, le tendit à ce dernier.
« Tiens. T'as de la chance, j'ai pas toujours des vêtements de rechange à disposition ! Alors ne crois pas que je vais te filer mes fringues à chaque fois que tu te ramèneras avec les tiennes en loques. Pense un peu à ce pauvre robot au salaire minable, » dit Haewon en prenant un ton attristé à la dernière phrase.

Haewon tira la langue à l'autre tel un gamin. Il voulait se venger ? Qu'il se fasse plaisir. S'envoyer des piques faisait partie intégrante de leur 'relation'. Sans elles, ils s'ennuyeraient presque. Mais tout de même, ses fringues n'étaient pas si horribles que ça, si ?
« Avoue quand même que tu empesterais moins les poubelles si tu prenais les vêtements dans mon casier... Mais ça ne veut pas dire que tu peux venir te servir quand ça t'arrange ! »

Il allait détourner les yeux par politesse lorsqu'Inho commença à se déshabiller devant lui, mais se résigna en voyant les blessures sur son corps. Il ne s'était pas loupé - un si beau corps, quelle tristesse ! Quand il eut jeté ses vêtements dans la poubelle du vestiaire et enfilé ceux que Haewon lui avait passés, il se tourna vers celui-ci pour lui dire quelque chose que le robot n'assimila pas immédiatement, des lumières bleutées parcourant une partie de son visage tandis qu'il scannait avec attention le corps du soldat.
Finalement il retira son tablier de barman et le nœud papillon serré autour de son cou pour les lancer négligemment dans son casier avant de le refermer. « Mais oui, t'es joli comme un cœur. On va où ? » demanda-t-il curieusement en déboutonnant les deux premiers boutons du haut de sa chemise. Il fit une courte pause avant d'ajouter : « T'es pas mal amoché quand même. Ça va aller ? ...Tu vas pas t'évanouir et m'obliger à te porter comme une princesse jusqu'à chez toi hein ? »
Haewon avait dit ça sur un ton de plaisanterie, mais il ne put empêcher une légère pointe d'inquiétude de transparaître dans sa voix. Peut-être serait-il plus sage de l'emmener à l'hôpital ?
Même si une part de lui continuait de se méfier ne serait-ce qu'un peu, l'autre appréciait réellement Inho et ne voulait pas qu'il lui arrive une crasse.

Haewon n'avait pas vu venir la réaction d'Inho suite à sa tirade de robot et se crispa à l'instant où il sentit la main du soldat effleurer sa nuque. En règle générale, il aurait réagi au quart de tour et aurait probablement été sur le point de casser le bras de celui qui avait osé faire cela, mais il n'en fit rien et se contenta de marcher, comme si de rien n'était. Pourtant, ce geste l'avait affecté plus qu'il ne voudrait jamais l'admettre. Le doute s'était à nouveau insinué en lui. Et si Inho l'avait vraiment fait ? S'il avait appuyé sur le bouton pour ensuite l'envoyer au recyclage ? Ce n'était pas la manière dont le DNR souhaitait quitter ce monde. Pas aussi tôt, pas avant d'avoir fait ne serait-ce qu'une chose dont il puisse réellement être fier.

A la question d'Inho à propos de ce que lui voudrait en cas de victoire, le robot dut réfléchir pendant que son compagnon passait à la salle de contrôle. Il n'y pensait jamais vraiment. Tout ce qui lui importait, c'était de passer un bon moment sans forcément attendre quoi que ce soit en échange.
Il haussa les sourcils à la requête de l'autre. Y avait-il grande différence entre boire au bar et boire au domicile de Haewon ? Après tout, dans les deux cas, ils seraient ensemble, et il y aurait de l'alcool. « Comme tu voudras, » dit-il en s'emparant de l'arme que lui tendait Inho. Il s'éloigna de ce dernier de quelques pas. « Moi... » commença-t-il, se mettant en position face à son désormais opposant et le fixant droit dans les yeux. « Si je gagne, promets-moi de ne jamais m'éteindre sur un simple coup de tête... » Puis, détournant le regard, il ajouta, plus bas : « Sauf si tu estimes que je le mérite vraiment. »

Bien sûr, en disant cela, il faisait presque inconsciemment allusion à la fois où il avait balancé son passé pour changer du tout au tout, et appréhendait le moment où Inho découvrirait la vérité qu'il lui avait dissimulée depuis le début. Quelque part, il s'en voulait de ne rien lui dire, mais il était arrivé à un point où il ne voulait pas risquer de perdre l'une des rares personnes à qui il s'était attaché.
Il secoua la tête comme pour faire sortir ces pensées négatives, et braqua enfin son arme en direction du soldat. « Viens donc, que je te mette une raclée comme la dernière fois, » le nargua-t-il avec un sourire en coin.